Les aventures de Damida, la petite créole
ou
Dieu est Maîtresse-Femme Créole
... s´agissant de la Créolité dont nous n´avons que l´intuition profonde, la connaissance poétique, et dans le souci de ne fermer aucune voie de ses possibles, nous disons qu´il faut l´aborder comme une question à vivre, à vivre obstinément dans chaque lumière et chaque ombre de notre esprit. “Éloge de la créolité - in praise of creolness - Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant. (Édition bilingue Gallimard)!
“{... s´agissant de la Créolité dont nous n´avons que l´intuition profonde, la connaissance poétique, et dans le souci de ne fermer aucune voie de ses possibles, nous disons qu´il faut l´aborder comme une question à vivre, à vivre obstinément dans chaque lumière et chaque ombre de notre esprit.}”
“ Éloge de la créolité - in praise of creolness - Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant (Édition bilingue Gallimard ) !
En bonne Guadakérienne, Damida à l'instar d'une impérissable flamme ondoyante, croyait être née en dansant et pour danser.
- Arrête de te remuer le croupion en public comme un anoli (petit lézard) à qui on a coupé la queue ! Un peu de tenue, grondait souvent sa bonne-manman adventiste du septième jour.”
Quelques femmes boudinées dans des tricots de peau, scandaient en s'épongeant la sueur dégoûlinante de leurs aisselles, " La fille d'Huguette a trop de chaleur pour son âge. Il faudra lui baisser sa chaleur. " Précisons qu'il faisait chaud pour tout le monde, puisque le soleil ne se demande pas sur qui il brille. Quand il chauffe, il réchauffe tout le monde.
On disait qu'une grande partie de l'esclavage était due à la force psychagogique de la musique. Paraît-il qu´une des tactiques négrières était de soudoyer un Africain corrompu par le nerf de la guerre pour battre le tam-tam de rassemblement dans un lieu isolé. Lorsque ses frères et soeurs naturellement confiants s'approchaient au son du djembé pour faire la bamboula, ces salopards de marchands d´esclaves les capturaient fap ! en leurs jetant un filet dans lequel les malheureux nègres étaient pris comme des vieux macaques et jetés par milliers dans les cales à caca des vaisseaux, en direction de toutes les Antilles. Damida extrêmement sensible au pouvoir de l'eurythmie qui assujettissait son corps au tempo des rythmes harmonieux, était persuadée de la véracité de cette histoire. Et même que, si elle avait été en Afrique au temps de cette traite, elle serait tombée gyoup ! dans le guet-apens au moins cinquante-douze fois. Au son du gros tambour, envahie d´une véhémence en accord absolu, ses sens se magnifiaient. Sa quintessence se puisait dans l´énergie calorifique et la distinction du compas direct. L'essentiel se recueillait du jazz classique qu´était la biguine wabap ! À son jeune âge elle mimait le regard à la fois langoureux et fougueux du tango et devant le miroir de l´armoire s´exerçait à la valse, au boléro, au mambo, le calypso, le merengue, le cha-cha-cha, la rumba, le guaracha, le mazurka, à la samba, la quadrille et les nouvelles danses à la mode dont l´une où il fallait signer son nom avec le pied tout en se tortillant. Notre petite Damida bougeait assurément à toutes les cadences disciplinées, devant-devant, derrière-derrière et à la douce... Manman ! Les seuls moments où elle oblitérait ses turbulentes pensées, reléguait ses tortures dans le casier des oblivieux et soufflait à l'extinction ses camouflets tourmenteurs. Bay lè ! (Donnez lui son espace !)
Elle n'avait pas raconté à sa bonne-manman adventiste du septième jour que sa première boîte de nuit à l'âge de dix ans fut en compagnie de sa mère. La semaine précédente, elle avait eu le malmouton (les oreillons). Pour la distraire, sa manman lui permit de l'accompagner "O zombie" à la Rivière-des-Mères, la première boîte de nuit de Guadakéra. "L'ensemble Nemours Jean-Baptiste" le chef d'orchestre haïtien, compositeur et père du compas direct faisait impérativement sa rentrée musicale. Ce soir là, le virtuose multi-intrumentiste Wébert Sicot dans son orchestre "La flèche d'or" dirigé avec son frère Raymond Sicot, grimpait dans un cocotier, embouchait deux saxophones à la fois et les jouaient simultanément, naturellement, spontanément, tout bonnement. Manman ! La douce et caressante sonorité de la cadence rampa jaillissait de deux sources euphoniques qui semblaient s'exhaler magiquement des palmes. Une fragrance de fleur bonnet d'évêque parfumait l'air salée. Les danseurs envoûtés se collaient et se serraient en couple, l'un contre l'autre, orants, le regard pointé vers la voûte céleste dans l'attente de l'arrivée du Messie. Un spectacle inoubliable.
Assise à une table directement posée sur le sable au pied d'un pied-de-cocos, Damida ne regrettait pas d'être venue. Elle planait pour le moment avec les anges du paradis entre ciel et terre, dans une dégustation de ouassous (grosses crevettes de rivière) bien pimentés, les doigts sucés jusqu'à la troisième phalange. Sa manman régnait bien fardée au "Rouge Baiser" et parfumée de "Soir de Paris", absolument superbe dans un prêt-à-porter importé d'Antigues qui concurrençait les créations de Vétina (voir Les commères, les macommères et la politique créoles) : une ravissante robe étroite de soie moirée bleue pétrole qui saillissait ses hanches, les bretelles et la poitrine semées de paillettes. Ses longs cheveux lisses relevés en un chignon-banane étoffé, ornés de peignes en corne laquée, la paraient d'une beauté pleine de grâce. Elle dansait, séduisait, riait aux éclats, se détendait en se délectant de son ti-punch qu'elle déposait à chaque invite. Timidement le cavalier émettait la formule obligatoire des belles manières créoles en se courbant :
-Voulez-vous danser ?
Toute heureuse de plaire, Huguette acceptait toutes les invitations en déposant délicatement son écharpe assorti à sa toilette sur le bord d'une chaise, se redressait une bretelle et virevoltait pleine de dièse vers son cavalier.
La divorcée Amie Laurencette sur ses gardes, mince comme une libellule, fine bougresse aux yeux marron clairs, le cou entouré de plusieurs chaînes forçats derniers cris, son jupon cancan plus court que d'habitude, ne se laissait pas enjôler par le procédé de bienséance. Elle examinait l'homme alternativement de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête. Si l'aura du bougre ne la convenait pas, rébarbative, elle s'enlevait un escarpin, se relevait la lèvre supérieure jusqu'à ses narines, toisait le bougre encore une fois des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds et se frottait la cheville d'une main en grignant "J'ai mal aux pieds." L'homme distingué s'inclinait devant cette décision. C'est toujours plus agréable d'avoir un partenaire avec lequel le courant passe. Les faiseurs-de-noix (frotteurs) qui pariaient de se lever la femme de leur choix, faisaient gorge et grognaient tout comme des chiens en chaleur castrés:
- Ka-w vin´fè isi si-w vé pa dansé ? (Si tu ne veux pas danser, qu´es-tu venue faire ici ?) Le regard d'Amie Laurencette se minait cependant que sa verve s´avivait :
-Gadé misyé ! Si-w té ni lentensyon dè suyé grènn a-w anlè do a koukoun an mwen, ou pèd´ta-w. Sé-w ki péyé kinzswan-an ban mwen alò ? (Écoutez monsieur ! Si vous pensiez vous essuyez les testicules sur mon pubis, vous avez perdu d´avance. Est-ce que c'est vous qui avez payé les quinze francs de mon entrée ?)
Un homme l'ayant traité une fois de femme ordinaire, vieille négresse, grosse rate noire, grossière et vulgaire, se fit "donner un col" (remettre quelqu'un à sa place) et justement apostropher cette fois en bon français, sans coup de roche :
- Lorsque je parle ma langue créole ou que j'emprunte le langage cru de l'homme, je suis cataloguée de mal élevée, de sans éducation, d'inculte, de vieille négresse et que sais-je ? Quand la femme fait rire ou dit les choses purement et simplement, elle est qualifiée d'obscène et de vulgaire. Si c'est l'homme, il n'y a pas de problème. Je ne suis pas du tout un amateur de quiproquo. "Il y a dans le monde des petites infamies qui ne se feraient pas si on les appelait de leur vrai nom, c'est-à-dire avec de gros mots." a écrit l'auteur Marc Monnier, parce que non seulement je sais lire mais je suis une négresse qui lit monsieur. Avant de me traiter d'ordinaire, sachez épeler le mot extra qui le précède. E. X. T. R. A. EXTRA ORDINAIRE. Et tenez-vous le bien pour dit. Je ne me suis jamais targuée d'être blanche comme neige. Je suis tout simplement négresse et négresse ne signifie pas du tout immorale, créature obscure et bestiale ou toutes consonances négatives de votre imagination malsaine, espèce d'ignorant que vous êtes ! Niger en latin signifie la couleur noire dans toute sa noblesse et négresse en est l'énergie féminine dans toute sa splendeur. Alors écoutez-moi bien, pour m'entendre mon pauvre monsieur ! Il ne faut peut-être pas parler de vos testicules, ces glands qui vous aident à vous redresser, mais je vous répète que vous ne les ferez pas pousser en vous les caressant sur mon pubis. Un point et c'est tout. Et répétez cela à vos congénères même sous l´eau dans la gueule d´un requin.
Le possesseur de graines tout penaud, hébété, se gratta derrière la tête plusieurs fois, fixa la négresse à la succulente éloquence qu´est Amie Laurencette en se secouant la tête, avant de s'en aller se les frotter ailleurs.
"Ou touvé mèt a-w ! (Tu as trouvé ton maître !)", souffla une voix anonyme.
Si le charme de l'homme transpirait de la blancheur de sa chemise, de la qualité de sa cravate lavallière et de son complet trois pièces dans la touffeur, notre Amie sautait promptement sur ses hauts talons aiguilles, se blottissait tendrement contre sa poitrine. Le mâle la retenait d'une seule main ferme et plongeait l´autre dans une poche de son pantalon; il sortait un mouchoir à carreaux cependant qu´Amie Laurencette chantonnait avec l'orchestre dans son trou d´oreille tout en se lovant dans ses bras. La braguette prête à déflagrer, le bougre enflammé épongeait des dégoulinades de son front. Mi chalè mi ! (Quelle chaleur !) Manman ! C´est le compas (musique haïtienne).
Assise presque sous la table pour ne pas éveiller l´attention, ravie de participer à ces audacieuses fugues de femmes, la petite Damida enivrée du délire sacré qu´est l'enthousiasme, s´applaudissait d´être là. Voir sa manman toute en magnificence corporelle et spirituelle oublier la dérouillée qu'elle allait prendre de son mari en rentrant, la réjouissait. Le présent est dans la joie de vivre ici et maintenant. Un présent qu´elle aspirait ardemment à maîtriser, figer, éterniser.
Matante Rietta, la demi-sœur de la sœur de sa grand-mère avait un secret : elle devait son pain quotidien à l'astre sélénique. À la pleine lune, elle retournait ses poches de tablier vides et les montrait en levant les yeux au ciel à la brillante planète lunaire qui auréolait ses cheveux argentés en priant : « La lune ! Regarde mes poches vides. Toi là-haut tout près de Dieu, aide moi ! Remplis les pour moi s'il te plaît ! Amen."
La manman de Damida, très jolie femme mulâtresse, coquette et coquine très courtisée par les nègres "gro-swiro" était à la fois bohème, paysanne et bourgeoise. Une sacrée maître-femme dans toute son indépendance et son humeur changeant, elle ne priait pas à la planète lunaire. Elle personnifiait ses différents quartiers. Ses encyclopédies de son général de Gaulle adoré placés à l'interdiction de toucher, deux fascicules sur les syndicats et des hebdomadaires relatant des événements judiciaires qui appelaient à la révolte contre l'injustice, soit par exemple le cas de Caryl Chessman, accaparaient intensément son attention. Ce prisonnier surnommé "Le bandit à la lumière rouge" accusé de plusieurs enlèvements et de viols de femmes en 1948, était condamné à mort aux États Unis. Il prônait son innocence en assurant tout seul sa défense. Fascinée, Huguette avait acquis tous les documents concernant ce détenu. Son engagement dans cette affaire américaine interdite aux enfants, décuplait sa passion paradoxale et lui déliait sa langue française qu'elle voulait parfaite,
corrigeant incessamment Damida à chaque coup de roche (faute de français). Le 2 mai 1960, le jour de l'exécution de son protégé, avec Marlon Brando, Pablo Casals, la Reine Fabiola, Albert Schweitzer, Éleanor Roosevelt, Shirley Mac Laine et même le Pape, selon la liste de noms dans le journal qu'elle froissa de dépit, Huguette pleura à chaudes larmes la mort de son Caryl. Une période qui aiguisa quelque peu sa curiosité vers le système administratif et judiciaire. De son côté, Damida dans sa dizième année, plutôt choquée que sa mère se lamente pour un cas qu'elle jugeait singulier, morbide et fictif, ne concevait pas ses excès émotionnels. “Je me sacrifie chaque jour à travailler afin que vous ayez tout ce qu'il vous faut. Ma mère n'en a pas fait autant. Elle ne m´a même pas élevé. Je voulais faire mes études et je me suis retrouvée bonne à tout faire” était le début de son monologue.
C´est vrai qu´elle trimait comme un bœuf-tirant sous ses vieux kannari (marmites) à la cuisine archaïque de l´hôpital Sainte-Thérèse. Un cran d´héroïne à couper le souffle lui octroyait un courage, cette frousse dépassée, et lui enrayait le choix. Orgueilleuse et susceptible, elle était farceuse mais ne souffrait sous aucune circonstance quelque soit la moquerie et maîtrisait l'art de saluer les gens exactement selon l'état de la lune. Imprédictible, elle faisait la mine de l'invisible qui consiste à irradier l´existence de quelqu´un qu´on ne veut pas voir. Il suffisait qu'une mauvaise pensée la chagrina à son réveil, c'était le "lévé-fâché " et sa journée dépendait de ce renfrognement matinal. Sa bravoure se tirait de l´ambivalence d´être à la fois déchirée et attachée à son état de femme mariée qui lui conférait un certain respect dans une société où le concubinage et les mères célibataires étaient dédaigneux. En cantatrice zélée, elle chantait souvent ce qu'elle avait à dire à infidèle de mari.
- Si-w ni on ti moun non ay sé Igyèt, ba li kou.
An pa ka mandé-w la-w sòti.
Pa mandé mwen zafè an mwen
Lajan a-w sé pou tout´madam-aw
Sé mwen i ka péyé tout´biten isidan
Alò fouté mwen la pé
Zafè an mwen pa zafè a-w.
(Si tu as une enfant qui s´appelle Huguette, frappe la.
Je ne te demande pas d'où tu viens
Ne me demande pas de comptes
Ton argent est pour tes maîtresses
Je suis la seule à tout payer
Alors fiche moi la paix
Mes affaires ne sont pas tes affaires)
Ces opera seria se chantaient souvent sur le même air composé de différentes paroles. Les coups de poing disgracieux d´Adrien en guise de réponse, prouvaient qu´il n´était pas du tout amateur de bel canto et n'appréciait pas le concert de sa prima donna. La petite fille ne pouvait s'empêcher de se glisser au milieu d'eux. Catalyseur, elle se recevait des tannées. Leurs fréquentes altercations l'avaient estampillée d'une indélébile frayeur. En consolation, Huguette s'inventait un amant en France, à qui elle écrivait en cachant les lettres de manière à ce que son mari les retrouve, et chantait, tout en le guignant du coin de l'œil :
- Si an té kouté Fènan, a pa la an téké yé jòdi-la. An téké ja an Fwans. (Si j'avais écouté Fernand, je ne serais pas là aujourd'hui. Je serais loin en France.)
Ce refrain solidifiait le sevrage d´arguments du très beau-père et décuplait sa fureur. Un emportement qui ébaudissait Huguette et éteignait le rêve de sa fille : le prince Fernand sur son cheval blanc ailé qui bondit, les enlève de la détestable ambiance familiale et les emporte à Nòlfolk (tous les pays au bout du monde).
"Gai, gai, gai chevalier."
Un soir qu'Huguette attendait indéfiniment son mari à dîner le couvert de première classe bien mis, celui-ci apparut vers trois heures du matin, la mine satisfaite et la braguette en lumière (ouverte), de laquelle s'émanait une traînée du parfum "Maîtresse au commandement". Noctambule manifeste, la fillette qui épousait tous les traumatismes maternels et ressentait tous ses états, était aux aguets. Le susurrement fourbe d'Amie Laurencette "Allons monter à la maison ! Viens jouer avec les enfants." alors qu'elle n'avait que des garçons avec lesquels les filles étaient interdites de jouer, annonçait le cyclone familial. Puisqu'on doit écouter les grandes personnes, Damida s'exécutait docilement. Mais sa créatrice en danger, instinctivement alarmée, elle s'affranchissait de grosses chaînes invisibles. Transformée en Hercule du cinéma à quatre heures, ses forces mystiquement se décuplaient. Personne ne pouvait la retenir d'aller sauver sa manman. Possédée d'un esprit incontrôlé, elle dévalait les gros mornes en éclair à n'importe quelle heure.
Cette nuit là, adentée sur le plancher de sa chambre dans l'obscurité, elle guettait la bourrasque qui ne tarda pas. Blokoto ! Un patatras se fit entendre, la table bien dressée se renversa blo ! Des fourchettes, des couteaux, des débris de porcelaine et de cristal, les claques et les coups de poing pleuvaient forts et serrés en mitraille. Mésyé mi fè ! (Oh! là là ! Que de problèmes !) Sa mère dans une danse de pantin désarticulé recevait des gnons à la cadence d'un sac en jute fourré de coton sauf que la matière tomenteuse était remplacée par la chair et des os. Au cinéma à quatre heures, Damida avait remarqué que ceux qui gourmaient n'avaient pas de mal par rapport aux violences essuyées sous les tollés d'encouragements des enfants spectateurs. “Fann´ kyou a-y ! (Casse lui la gueule !)” hélaient les enfants excités. Y-avait-il une astuce ? Le sang de sa manman giclait sur la vaisselle en miettes sur le sol. Ce n'était pas du cinéma. Héroïquement, elle se planta au milieu. Une violente bourrade l'envoya valdinguer dans les débris de verre et de faïence brisés sur le parquet. Le poignet gauche tailladé, elle se redressa vivement et se dirigea tel un automate vers l'armoire. Elle entassa hâtivement dans un drap propre quelques vêtements pour elle et sa manman, en fit un gros baluchon qu'elle se cala sur une épaule et s'en alla derrière la maison le cacher sous la véranda des voisins Dugazon qui ne semblaient pas ouïr le vacarme d´enfer. Pas un chat ne miaulait dans le noir. Croix sur bouche. Elle revînt à l'abordage et s'appliqua à dégager sa mère cramponnée à sa moitié telle une sangsue sur une vache folle. Adrien, une main pleine de cheveux, lui martelait la tête de l'autre. Dans une réaction autoritaire Damida cria à tue-tête : «Cela suffit. Viens manman ! Tout est prêt. Allons partir loin d'ici !" Bongondong ! Un coup de poing sur le crâne cloua ses canines dans sa langue. L'odieux détourna son attention de sa proie en fulminant :
-Où amènes-tu ta mère petite maudite ? "
Huguette lâcha enfin prise, pivota douloureusement le visage vultueux et ensanglanté. Sous ses arcades en confiture, ses yeux bouffis s'étaient éteints. Elle se frotta le front de son avant-bras et renifla :
-Tu n'es pas seule Damida. Nous sommes six avec tes frères et ta petite sœur. Ne soies pas égoïste !
Damida se suça le sang de la langue coupée, l'ajouta à un glaviot et l'avala glouk ! avec sa proposition, mais au moins le calme revint. Sa manman les lèvres fendues, les cheveux en friche, une grosse bosse sur la tempe et des ecchymoses, des hématomes, des bleus et toute une panoplie de meurtrissures sur son cou, ses épaules et ses bras nus, se massait les reins et le ventre. Son homme indemne, quelques déchirures à sa chemise blanche, redressait une chaise.
Ce couple qui aurait dû vivre dans une pure interaction ou une association divinement symbiotique, ces deux êtres soudés devant Dieu qui s'étaient unis pour évoluer ensemble, se respecter, se vénérer, se caresser, s'embrasser, se combler, se désirer, cette mère et ce père qui auraient dû se protéger l'un l'autre et leur progéniture, se dévisageaient férocement et impitoyablement. Une suée de vilenie dégoûtait de leurs pores.
Damida en faisant semblant d'aller se coucher, récupéra le paquet de linges, replaça le tout dans l'armoire sans une trace de sang, car elle avait pris le soin de se bander le poignet pour arrêter l'écoulement. Elle ne manqua pas de ranger sur le buffet une boule de verre remplie d'eau dans laquelle quand on la retournait, pleuvait la neige sur un petit garçon habillé en rouge qui lui rappelait "Josélito", un petit orphelin espagnol dans un film qui l'avait fait tant pleuré. Ce cadeau de France à sa manman offert par son amie Vivéca Parman, pouvait être à la fois un objet qui faisait rêver ou une arme parfaite pour une dégelée. Aussitôt que le ciel se couvrait à la maison, elle se hissait au-dessus de l'armoire où elle le déposait. Ce soir là, elle la secoua vigoureusement avant de se recoucher en rongeant son frein. Encore une fois, elle rêva tout éveillée d'être ailleurs. Où ? Dans la boule de verre ? Au-delà de la ligne fascinante qui semblait séparer le ciel et la mer qu'est l'horizon, à une éternité de ce calvaire ?
Ces humiliations n'empêchèrent pas sa mère d'aimer envers et contre tout son mari, le père de ses enfants qui avait tous ses droits et d'abord celui d'être aimé. "Lè'w enmé, ou pa ray (Dans l'amour il n'y a pas de haine.)" est le proverbe créole.
Damida ne lui confiait pas la conflagration qui accablait son jeune âme, elle optait de fusionner avec celle qui l´avait porté neuf mois, pour le meilleur et le pire. Présentement "O Zombie", elle se réjouissait du meilleur: la voir se divertir. Huguette excellait dans le boléro et le tango qu'elle avait appris à sa fille dans ses rares moments de délassement. Damida souriait en pensant à une de ses histoires pour rire : "Dans un bal, une femme invitée à danser par un homme se laisse bercer par ses belles paroles :
-Mmmm ! Que vous sentez bon ! Quel est votre secret ?
-Chanel No 5, 50F à la “Parfumerie Vapo”, répond la femme très flattée.
Au même moment l'homme qui a lâché un pet silencieux s'entend demander.
-Et vous monsieur ? Quelle lotion utilisez-vous ?
-Oh ! Moi c'est châtaigne, 5 F le pot sur le marché."
Elle éclata de rire toute seule et se pinçait. Non ! Elle ne rêvait pas. Sa manman chérie riait aux éclats. Sa chère manman chérie se récréait, dansait, s´égayait, s´éclatait. Quelle belle vie ! Elle la contemplait. L´observer se détendre et s'abandonner au son de la musique haïtienne l'émerveillait. Elle aurait tout donné pour la voir constamment réjouie, radieuse, heureuse de vivre. Le front d'Huguette s'était débandé et semblait avoir perdu ses plis d'accordéon son instrument préféré. Elle resplendissait d´un ineffable bonheur. “Anba latè pani plézi. (On ne vit qu´une fois). Quelle beauté sa manman chérie ! Elle chômait (s'amusait intensément) dans une indescriptible euphorie. Les consonances parfaites des trompettes haïtiennes aux faîtes des cocotiers harmonisaient l´atmosphère. Ses jolies jambes se mêlaient élégamment à celles du danseur. Leurs mouvements unificateurs se rytmaient en une alliance temporaire mais pourtant sacralisée. Sa joue sur celle de son cavalier, Huguette se balançait sensuellement au compas les yeux fermés, savourant son court bien-être. Balansé O ! Sé balansé O ! Éternité est l'anagramme d'étreinte. Et si elle pouvait enlacer cet instant de bénédiction pour toujours.
Mémoire
Sombres et sauvages les souvenirs écorchent.
De la tête aux entrailles, ils suent par la peau,
Tout grouillants et fidèles bien ancrés à la roche...
Que devient la mémoire sans tâche et sans repos ?
Il était... plusieurs fois, l´histoire du fouet
Que maniait très beau-père paré tout en patron
Pour dompter l'allégresse épanouie au sommet
De l´enfant bien joyeux de cacher le poltron.
Dans le cœur ces plaies que seule elle peut voir.
Ses pleurs sont pleins de rires-gommeurs, au rappel
Des cauchemars, où le dur lui volait le pouvoir
D'aimer Dieu en les hommes Ô subtil du rituel !
Repentie elle est d'être née trop bâtarde
Au Paradis de l'esclave qui crie à l'injustice
En flagellant la sœur et la fille par mégarde.
Ô Père! Doucine sa mémoire à la glane libératrice !
Point de cynisme peuple noir ! Sonnez le tocsin
Au Pardon de l'enfant revenue des ténèbres !
Que la puissance de Dieu prié à dessein
La recueille tendrement bien assise sur l'exèdre.
Maxette Olsson
coucou Je ne pense pas être la première à te dire dit que tes écrits sont remarquables !!! Et crois moi on se delecte en les lisant . L´arrivee du compas - direct a Guadakera m'a ramenee dans le temps et c'est a ce moment là que j'ai dit a Charlotte “Mé sé tan an nou, sé jénès an nou!” De même que la clocharde "Sourit", qu'est ce qu'on a pu embêter cette pauvre dame, mais on etait jeune et insouciant. En tous cas je ne sais pas combien de temps tu écris, mais je trouve que tu fais vibrer le lecteur. C 'est beau, on ne se casse pas la tete pour lire tant c'est clair et net et on y prend un réel plaisir . Continue de nous enthousiasmer avec toutes ces aventures qui nous reflètent. C'est vraiment de tout coeur. Evelyne Lowinski
Merci de tout coeur Evelyne ! Ton encouragement m´aide à continuer la route de l´écriture dans le “pa ni gran zafè” : la règle créole de la simplicité sophistiquée. Tes mots chaleureux sont stimulants parce que j´écris en hommage à l´esprit créole. Merci à toi et toute ta famille de me lire. Paix et Lumière ! Maxette